Antonia Iliescu: „Le mythe de l’arc en ciel“

Au commencement, avant le verbe même, fut l’amour. Il jaillit du cœur du Grand Peintre, qui habitait des cieux bleus, limpides et lointains. Il surgit comme un rayon de soleil rebellé par la monotonie d’une brillance trop étroite, toujours dans un même bouquet. Le rayon s’est envolé aveugle et aveuglant, tout droit vers le cœur le l’homme qui n’avait pas encore connu l’amour. Le Grand Peintre voulait lui en faire un cadeau. Mais celui-ci cria:

– Arrête! Il y a trop de lumière. Je ne vois plus rien et je ne sens qu’une brûlure qui me fait mal. C’est ça ton cadeau?! Tu peux le garder pour toi.

Le mortel a couvert ensuite son âme avec des plaques lourdes d’ombre, qui tenaient son cœur enchaîné. Le rayon impuissant revint humblement dans le cœur d’origine, en demandant pardon. Mais l’inclémence fut amère. Le Grand Peintre l’a écrasé avec la foudre du ciel. «A quoi sert la lumière si elle n’apporte que l’aveuglement n’est pas capable de remplir l’obscurité de l’homme?» Avec haine Il frappa Sa propre lumière. Le rayon se cassa alors en sept morceaux et chacun avait une autre couleur. Pour parler à l’homme, le Grand Peintre choisit la couleur rouge, car il aimait passionnément toute chose qu’il avait créée:

– Si tu n’acceptes pas mon don et si tu ne réponds pas avec le feu du sang, avec les flammes pourprées de l’enfer, avec la pureté des pétales rouges des roses, alors je mourai dans le ciel et ce sera dommage. Je suis né de lumière et je m’y suis arraché uniquement pour toi, pour te montrer la couleur de l’amour. Ne la chasse pas, ne l’éteins pas et n’essaye pas de la diluer. C’est la couleur de ma passion et je te la donne. La voici !

En disant ceci il jeta dans le ciel la couleur qu’il cachait dans son poing serré. Soudainement un cercle rouge comme le sang est apparu à l’horizon qui demeura suspendu et humble, comme un homme voûté qui mendiait pardon. L’homme ébahi a levé ses yeux vers le ciel: – Quelle beauté ! Un arc de feu qui m’enveloppe dans des flambées rouges, ardentes. C’est quoi ça ? Et à quoi ça pourrait servir ?

– C’est l’amour. – a répondu Le Grand Peintre.

– Tu verras toi-même à quoi il est bon si tu ouvres ton cœur pour y recevoir sa chaleur.

L’homme dit alors:

– Il est trop grand ton amour et ma passion serait insupportable. Tes dons me font mal. Je ne peux pas les endurer. Le rouge est trop rouge et mon sang me brûle.

Le Grand Peintre versa quelques larmes sur le cercle de feu. Et là où tombèrent ses larmes de lumière, le rouge devint orange.

– Tu es content maintenant, homme ? Peux-tu sentir mon amour ? Es –tu prêt à le recevoir?

– Il est trop chaud ton amour, il me brûle. Je ne le comprends pas. Va-t-en avec ton cercle et laisse-moi tranquille, dans mon obscurité. Je ne veux pas de toi ! Ni de tes dons. Tu me fais souffrir.

Mais Le Grand Peintre n’écoutait pas ce que l’homme lui disait. Il continuait à travailler en silence, avec application et patience, pour vaincre Le Grand Obscur. Il a pleuré encore pour l’ignorance et la dureté du monde qu’il avait fait un peu trop vite. Mais il a pleuré d’avantage pour sa propre douleur, quand, pour la troisième fois, il dut réduire sa brillance pour pouvoir se faire un peu de place dans le cœur étroit et obscurcit de l’homme. Et les dernières larmes versées sur le cercle orange, gardé à l’extérieur par celui de feu, ont fait naître un troisième cercle, jaune et lumineux, qui exprimait le mieux la joie et le triomphe de l’amour, l’ouverture de l’esprit de l’homme vers le monde.. Les trois cercles concentriques se dressaient victorieux dans le haut du ciel, au-dessus des ténèbres de l’homme, sans pour autant les éteindre. L’homme était toujours mécontent:

– Garde tes cercles ! Je n’ai pas besoin d’amour. J’ai tout ce qu’il me faut. Voilà, j’ai les forêts vertes et les fruits doux et multicolores et le ciel bleu et le soleil. Je ne peux pas le regarder, c’est vrai, mais sa chaleur me suffit. J’ai tout ce qu’il me faut pour être heureux. Pourquoi me faudrait-il l’amour? Et de toute façon, tout ce que j’ai ici, sur la terre est beaucoup plus beau et plus utile que tes cercles gribouillés inutilement dans le ciel.

Alors Le Grand Peintre a cessé de pleurer. Il a pris une poignée du vert des forêts, pour que l’homme puisse espérer au besoin. Et il en a fait encore un cercle qu’il a placé soigneusement à côté des autres. Ensuite, il mouilla son pinceau dans le bleu du ciel des eaux, en modelant un autre cercle, le maillon nécessaire pour donner à l’amour un peu de poésie. Il le rangea à côté de celui de l’espoir. Finalement Le Grand Peintre a encore travaillé artistement deux cercles dans les couleurs des safrans des fleuristes de printemps et d’automne, indigo et violet. Ces couleurs promettaient à l’homme l’ascension par amour, jusqu’au rang de Dieu. Contant, Il regarda son œuvre:

– Je vais le nommer arc-en-ciel. J’espère cette fois-ci qu’il plaira à l’homme. Surtout parce que je n’ai pas ajouté le cercle marron, pour que la sagesse n’entrave l’élan du cœur. Maintenant mon œuvre a tout ce qu’elle lui faut pour exprimer l’amour, sans trop brûler, sans blesser ou aveugler. Il a des couleurs chaudes et des couleurs froides. Il peut les mélanger et les doser tout seul, selon son propre désir. J’y ai mis toutes les couleurs des paroles qui expriment l’amour dans le langage et le rythme de son cœur. Le vide qui a laissé en moi le rayon rebelle me fait mal, car j’ai dû tuer sa lumière pour en faire des débris colorés, pour que l’homme me comprenne. Mais lui est une partie de moi, tel que le rayon fut une partie de Ma Force. Je vais sûrement le récupérer au fil des siècles, si l’être humain comprend mon message… Et disant ainsi, Le Peintre brisa le cercle de feu multicolore en deux parties égales. L’une fut jetée sur la terre, sur le chemin de l’homme et l’autre fut mise dans son cœur. Qui sait quand il en aura besoin ? … Mais le mortel, voyant la merveille, dit:

– C’est beau ton arc-en-ciel, vraiment beau. Je peux le regarder sans souffrir, ses couleurs ne me font plus de mal, au contraire, je les trouve belles. Mais je ne vois pas sa raison d’être. Pourquoi t’es-tu donné autant de peine pour si peu ? Et regarde, il n’a duré que le prix de quelques minutes. Une demi-heure peut-être… Mais c’est peu. Tu t’es donné trop de mal pour quelque chose de tellement éphémère..

Le Grand Peintre trouva cette fois-ci que l’homme avait raison. Il se creusait la tête: comment pourrait-il redonner à ce merveilleux jouet céleste, sorti du profond de son être démiurgique, sa fonction originaire ? Et surtout comment pourrait-il le faire durer, au-delà du souffle léger et chétif des gouttelettes diaphanes de l’air d’après la pluie ? L’inspiration divine lui vint au secours. Il appela l’espiègle Cupidon, le divin enfant qui jouait au ballon sur les terrains vagues du ciel. En faisant sortir de son cœur l’autre moitié d’arc-en-ciel, mise en réserve, lui dit:

– Mon petit, vois-tu ce demi-cercle ? Dis-moi, comment pourrais-je le mettre au service de l’amour, contre les ténèbres de l’homme ?

Cupidon était fou de joie. Le Grand Peintre lui avait confié en fin une tâche importante, lui donnant ce jouet sérieux. Très heureux de pouvoir intervenir lui aussi dans le destin de l’homme, il prit l’arc-en-ciel et il cibla le mortel. Tout à coup les couleurs se mélangèrent dans un tourbillon de lumière, se caillant en rayon de soleil. Le petit Cupidon en fit une flèche et visa le cœur de l’homme. La flèche de soleil redevint arc-en-ciel dans son cœur. Il sentit d’abord une brûlure dans la poitrine, ensuite une vague chaude lui inonda le corps. Et pour la première fois l’arc-en-ciel parla à l’humain. Il lui dit que quelqu’un l’attendait très loin, à l’autre bout du monde. Alors il vit pour la première fois la femme triste. Il l’a vue avec les yeux de l’amour, malgré la distance qui les séparait.

La femme triste regardait ahurie les couleurs apparaître sous ses yeux, couleurs qui changeaient toujours s’embrassant l’une l’autre, prêtes à se dissoudre l’une dans l’autre.

– Qu’est-ce que c’est beau ! –disait-elle. – Pourquoi donc cette merveille issue soudainement du gris du ciel ?

L’homme scruta ses profondeurs et vit l’amour colorer l’âme et sa solitude.

– Qu’elle est belle mon âme maintenant, inondée d’amour ! Et tous ces sons célestes qui tissent des couleurs en moi ! L’homme prit sa flûte et commença à chanter. Son amour y sortait vêtu de nostalgies et désir. Et, comme un serpent hypnotisé par cette musique magique, il partit à la rencontre de la femme. Il suivit les traces de l’arc-en-ciel et arriva dans une forêt où habitait la femme triste. Quand il l’a vue aussi petite et grelottante, les yeux dans le ciel, une vague de tendresse le prit soudainement. Mais la tristesse ne le quittait pas: «Maintenant que j’ai senti la douceur de l’amour et que j’ai vu à quoi il est bon, c’est encore pire. J’ai peur de commencer d’y goûter, j’ai peur qu’il n’en finisse pas. J’ai tout simplement peur.» Et l’homme toujours mécontent, ne cessait pas de bougonner dans son obscurité.

Cupidon flécha alors la femme triste. Et là où l’arc – rayon de soleil mourait dans le cœur de l’homme, il commençait à naître dans le cœur de la femme, dessinant ainsi un cercle multicolore, brillant et chaud, qui unissait les terriens par la Grande Force de l’Amour.

Et le cercle de feu roule toujours, tantôt dans les humains, tantôt dans le ciel.

ANTONIA ILIESCU